Chapitre 7
Arthur Dent avait pas mal galéré dans son existence mais il n’avait encore jamais vu dans un spatioport une pancarte annonçant : « Mieux vaut encore voyager déprimé que débarquer ici. » Et pour accueillir les visiteurs, le hall d’arrivée exhibait un portrait souriant du président de BonEnsuite. C’était la seule photo de lui qu’on avait pu trouver ; elle avait été prise peu après son suicide, aussi, quoiqu’on l’eût retouchée du mieux possible, ce sourire avait-il quelque chose de sépulcral. Le côté de la tête était complété au pastel. On avait été dans l’incapacité de remplacer la photo parce qu’on avait été dans l’incapacité de remplacer le président. Les habitants de la planète n’avaient jamais eu qu’une seule ambition dans la vie : en partir.
Arthur descendit dans un petit motel des faubourgs. Assis, morose, sur le lit humide, il feuilleta le petit dépliant touristique, humide également. La brochure expliquait que la planète BonEnsuite tenait son nom des paroles prononcées par les premiers colons à y débarquer après avoir enduré d’interminables années-lumière pour atteindre les ultimes confins inexplorés de la Galaxie. La ville principale s’appelait BonTantpis. Il n’y avait pas d’autres agglomérations à proprement parler. La colonisation de BonEnsuite n’avait pas été une franche réussite et les individus qui l’habitaient aujourd’hui n’étaient pas vraiment du genre qu’on aime à fréquenter.
La brochure parlait du commerce. Le principal commerce pratiqué était celui des peaux de goret bouseux BonEnsuitain, mais il n’était guère florissant car aucun individu sain d’esprit n’avait envie d’acheter une peau de goret bouseux BonEnsuitain. Le commerce ne subsistait de manière fort précaire que parce que la Galaxie a toujours compté un nombre non négligeable d’individus pas vraiment sains d’esprit. Arthur avait d’ailleurs ressenti un léger malaise au spectacle de certains de ses compagnons de voyage dans la petite cabine du vaisseau.
La brochure donnait également un aperçu de l’histoire de la planète. L’auteur avait manifestement cherché à susciter un minimum d’enthousiasme pour l’endroit en soulignant qu’il n’était pas froid et humide en permanence, mais il avait eu bien du mal à ajouter quoi que ce soit de positif par la suite, aussi le reste de l’article dégénérait-il rapidement dans l’ironie acerbe.
Il évoquait les premières années de la colonisation. Il expliquait que les principales activités alors pratiquées sur BonEnsuite consistaient à capturer, écorcher et manger le goret bouseux BonEnsuitain, qui était la seule espèce animale encore en vie, toutes les autres étant depuis longtemps mortes de désespoir. Les gorets bouseux étaient de minuscules créatures rétives et la marge infime qui les empêchait d’être parfaitement immangeables était la marge grâce à laquelle la vie subsistait encore sur la planète. Dans ces conditions, quels étaient les bénéfices, si minimes soient-ils, qui rendaient la vie sur BonEnsuite digne d’être vécue ? Eh bien, il n’y en avait pas. Pas le moindre. Même se confectionner des vêtements protecteurs en peau de goret bouseux était un exercice décevant et futile car la peau de goret bouseux était d’une minceur inexplicable et prenait l’eau. D’où une grande perplexité chez les colons. Quel était donc le secret des gorets bouseux pour se tenir au chaud ? Si quelqu’un avait pu apprendre leur langue, il aurait appris qu’il n’y avait pas de secret. Les gorets bouseux étaient tout aussi transis et mouillés que le reste des habitants de la planète. Mais personne n’avait eu le moindre désir d’apprendre la langue des gorets bouseux pour la bonne et simple raison que ces créatures communiquaient par l’échange de violentes morsures à la cuisse. La vie sur BonEnsuite étant ce qu’elle était, le peu qu’avait à en dire un goret bouseux pouvait aisément s’exprimer de cette manière.
Arthur feuilleta la brochure jusqu’à ce qu’il ait trouvé ce qu’il cherchait. Les dernières pages présentaient quelques cartes de la planète. Elles étaient assez grossières et schématiques car elles n’avaient pas grand-chose d’intéressant à montrer, mais elles lui révélèrent toutefois ce qu’il voulait savoir.
Il ne le reconnut pas tout de suite parce que les cartes étaient tracées en sens inverse de celui auquel il était habitué et les contours n’avaient dès lors rien de familier. Bien sûr, le haut et le bas, le nord et le sud sont des désignations parfaitement arbitraires, mais nous sommes accoutumés à voir les choses d’une certaine façon, et Arthur dut retourner les cartes à l’envers pour commencer à s’y retrouver.
Il y avait une vaste masse continentale au coin supérieur gauche de la page qui s’amincissait en cordon étroit puis se gonflait à nouveau comme une grosse virgule. Du côté droit, c’était toute une collection de vastes formes à l’enchevêtrement familier. Les contours n’étaient pas exactement identiques et Arthur ne savait pas si c’était dû au schématisme du tracé, à un niveau des mers plus élevé ou simplement au fait que les choses étaient différentes ici. Mais l’évidence était incontestable.
C’était définitivement la Terre.
Ou plutôt, ça ne l’était définitivement pas.
Simplement, la planète ressemblait beaucoup à la Terre et elle occupait les mêmes coordonnées dans l’espace et le temps. Savoir les coordonnées qu’elle occupait dans l’espace des probabilités était une autre paire de manches.
Il soupira.
Voilà, réalisa-t-il, c’était sans doute ici qu’il était le plus près possible de son monde natal. Ce qui voulait dire également qu’il était sans doute aussi loin que possible de son monde natal. Morose, il referma la brochure d’un geste brusque et se demanda ce que cette Terre pouvait bien avoir à lui offrir.
Il se permit un rire sans joie devant son ironie involontaire. Puis il consulta sa vieille montre, la secoua un peu pour la remonter. Il lui avait fallu, d’après son échelle de temps personnelle, un an de parcours semé d’embûches pour parvenir ici. Un an depuis l’accident dans l’hyperespace au cours duquel Fenchurch s’était entièrement volatilisée. Elle était assise près de lui dans la couchette du SlumpJet ; l’instant d’après, alors que le vaisseau émergeait d’un saut impeccable dans l’hyperespace, il avait tourné les yeux vers elle et elle n’était plus là. Le siège n’était même pas chaud. Son nom n’apparaissait même pas sur la liste des passagers.
La compagnie spatiale l’avait considéré avec méfiance lorsqu’il avait porté plainte. Des tas de trucs bizarres se produisent lors des voyages spatiaux, dont bon nombre font la fortune des avocats. Mais quand ils lui avaient demandé de quel secteur galactique Fenchurch et lui étaient originaires et qu’il leur avait répondu ZZ/9 Pluriel de Z Alpha, ils avaient poussé un soupir de soulagement qu’Arthur n’avait pas du tout été certain d’apprécier. Ils avaient même eu un petit rire, de sympathie, bien sûr. Ils lui indiquèrent la clause du contrat de transport inscrite au dos du billet, stipulant que les entités dont la durée de vie trouvait son origine dans l’une ou l’autre des zones Plurielles étaient avisées de ne pas voyager en hyperespace ; si elles le faisaient, c’était à leurs risques et périls. Tout le monde, ajoutèrent-ils, savait ça. Puis ils rirent sottement et hochèrent la tête.
Lorsqu’Arthur quitta leur bureau, il s’aperçut qu’il tremblait légèrement. Non seulement il avait perdu Fenchurch de la manière la plus complète et définitive qui soit, mais il avait la nette impression que plus il passait du temps en vadrouille dans la Galaxie, plus s’accroissait la quantité de choses qu’il ignorait du tout au tout.
Alors qu’il ruminait depuis un certain temps ces souvenirs funestes, on frappa à la porte de sa chambre de motel, qui s’ouvrit presque aussitôt. Un type gras et négligé entra, portant l’unique petite valise d’Arthur.
Il avait juste eu le temps de dire : « Où dois-je poser cette…» quand survint une explosion de violence inattendue, et il s’effondra lourdement contre le battant de la porte, essayant de chasser une petite créature décharnée qui avait surgi de l’humidité de la nuit pour lui planter ses crocs dans la cuisse malgré les multiples épaisseurs de cuir matelassé qu’il portait pour les protéger. Il y eut un bref instant de confusion, mêlant bagarre et baragouinage. L’homme poussait des cris frénétiques en agitant la main. Arthur s’empara du robuste gourdin posé tout exprès près de la porte et rossa le goret bouseux.
Le goret bouseux rompit soudain le combat et recula en titubant, hébété et tout penaud. Il alla se réfugier, anxieux, dans l’angle de la pièce, la queue entre les jambes et resta là, considérant Arthur, l’air inquiet, en secouant la tête d’un geste saccadé, toujours du même côté. Il semblait s’être décroché la mâchoire. Il poussait de petits cris et sa queue trempée raclait le sol. Près de la porte, le gros bonhomme avec le bagage d’Arthur jurait, assis par terre, cherchant à étancher le flot de sang qui s’écoulait de sa cuisse. Ses vêtements étaient déjà trempés de pluie.
Arthur contempla le goret bouseux sans trop savoir quoi faire. Le goret bouseux l’enveloppait d’un regard interrogateur. Il essaya de s’approcher de lui en poussant de petits gémissements piteux. Il remuait la mâchoire avec difficulté. Il bondit soudain vers la cuisse d’Arthur mais sa mâchoire démantibulée était trop faible pour lui assurer une prise solide et il s’effondra par terre, gémissant tristement. Le gros bonhomme se releva, saisit le gourdin, transforma la cervelle du goret bouseux en une immonde masse gluante et pulpeuse étalée sur la moquette élimée, puis il se redressa, respirant avec bruit, comme s’il défiait la bête de bouger encore, rien qu’une fois.
Seul émergeait de ce gâchis sanglant un œil de goret bouseux chargé de réprobation.
— Qu’est-ce qu’il essayait de dire, à votre avis ? demanda Arthur d’une petite voix.
— Bah, pas grand-chose, dit l’homme. C’est juste leur façon de manifester leur amitié. Et c’est juste notre façon de leur manifester la nôtre, ajouta-t-il en brandissant le gourdin.
— Et quand part le prochain vol ? s’enquit Arthur.
— Je croyais que vous veniez d’arriver, dit l’homme.
— Effectivement, mais ce n’était de toute façon qu’une brève visite. Je voulais juste me rendre compte si c’était ou non le bon endroit. Désolé.
— Vous voulez dire que vous vous êtes trompé de planète ? » Le ton de l’homme était lugubre. « Marrant, le nombre de gens qui disent ça. Surtout ceux qui habitent ici.
Il lorgna les restes du goret bouseux avec un ressentiment profond, ancestral.
— Oh, non, rectifia Arthur, c’est bien la bonne, pas de doute.
Il ramassa le dépliant humide abandonné sur le lit et le fourra dans sa poche.
— Tout va bien, merci. Je vais reprendre ça, dit-il en récupérant sa valise.
Il se dirigea vers la porte et contempla la nuit froide et humide.
— Oui, c’est la bonne planète, aucun doute, répéta-t-il. La bonne planète, mais pas le bon univers.
Un oiseau solitaire déchira le ciel au-dessus de lui alors qu’il s’en retournait au spatioport.